Nous pouvons provisoirement définir le ministère comme la présence transformatrice de l’Église à tous les niveaux et dans toutes les dimensions de la société. Le ministère indique donc un service de l’Église au monde contemporain, par une présence généralisée dans la société, comme le levain dans la pâte, qui la transforme vers l’idéal du Royaume de Dieu. Le ministère dépasse les limites de l’Église pour s’étendre à la société en général, où les chrétiens vivent et expriment leur foi dans leur travail quotidien.
Nous savons comment cette présence dans la société a changé au cours des siècles, tout comme sa conceptualisation dans le Magistère de l’Eglise. Nous sommes passés de modèles séparatistes, qui exprimaient le désir de créer une société alternative, sainte, à une compréhension plus récente d’une Église immergée et incarnée dans le monde, mais pas du monde. Le concept et la pratique de la ministérialité ont également suivi la même voie de transformation. Nous passons du pouvoir au service ; des ministères presque exclusivement axés sur l’Église à l’acceptation que l’action pastorale pour le changement social est plus large que l’Église, au-delà des limites des communautés chrétiennes formelles.
Il va sans dire que dans ce processus de relance de la ministérialité, Vatican II a été une étape importante. L’Église a radicalement changé sa conception d’elle-même, passant de se comprendre comme une forteresse assiégée ou une arche en eaux troubles à une communauté de disciples, un “peuple de Dieu” dans le monde contemporain (cf. Gaudium et Spes). La vision de Vatican II a eu un impact énorme sur tous les ministères de l’Église. L’appartenance à l’Église ne se mesure plus par l’ordination sacerdotale et la soumission aux ministres ordonnés, mais par le baptême. Toutes les formes d’apostolat des laïcs, dans tous les aspects de la vie de l’Église, par tout membre de l’Église – qu’il soit laïc ou ordonné – découlent du baptême et constituent une participation directe à la mission salvatrice de l’Église (Lumen Gentium 33).
Il n’est donc pas surprenant que l’événement de Vatican II et ses conséquences aient vu l’émergence de nouveaux mouvements dans l’Église, tous liés à de nouveaux ministères potentiels : le mouvement liturgique, le mouvement biblique, le mouvement pour la paix et les droits de l’homme, le mouvement œcuménique. À cela s’ajoute l’émergence d’une conscience et d’une compétence totalement nouvelles des laïcs dans la société. Paul VI a étendu les ministères centraux de la Parole (ministère du Lecteur) et de l’Autel (ministère de l’Acolyte) à tous les laïcs, désormais conférés non plus par ordination mais par institution, de manière à les distinguer très nettement du sacrement du sacerdoce (Ministeria Quædam, 1972).
Dans les années troublées qui ont suivi le Concile Vatican II, les mouvements ecclésiaux laïcs ont pris de l’importance, surtout pendant le pontificat de Jean-Paul II. Ils incarnaient l’esprit du Concile, c’est-à-dire la présence des laïcs dans la société, base d’une certaine indépendance vis-à-vis de l’Église traditionnelle et territoriale. Les laïcs ne se regroupent plus, ou pas seulement, en fonction d’un territoire (la paroisse traditionnelle), mais plutôt en fonction d’autres critères tels que la profession, la culture religieuse, la spiritualité. Ces mouvements ont été la présence transformatrice directe de l’Église dans la société, fondée sur l’esprit de Vatican II. Cependant, certains d’entre eux étaient progressistes, ouverts à la nouveauté, dans un dialogue honnête avec le monde contemporain, prêts à l’échange mutuel pour une croissance collective. D’autres, cependant, étaient nostalgiques d’un passé où l’Église était plus présente dans la société en tant que point de référence clair et guide moral. La théologie et la pratique pastorale post-Vatican II n’ont pas réussi à éliminer ou à réduire la tension historique sur les différentes manières dont l’Église est présente dans le monde.
L’avènement du pape François et de son pontificat peut être considéré comme un autre jalon dans le développement d’une nouvelle conscience chrétienne et de la présence de l’Église dans le monde d’aujourd’hui. Certains savants définissent François comme le premier pape véritablement post-Vatican II, en ce sens qu’il a totalement incarné l’esprit et la théologie du Concile. C’était clair dès le début de son pontificat, le soir de son élection, lorsque de la Loge Saint-Pierre, il a demandé au peuple de prier pour lui et de le bénir. C’était un “moment lumineux de Vatican II”, un moment de magistère non pas sous forme écrite, mais dans la vie (M. Faggioli).
Divers aspects de la vie et de l’enseignement de François marquent une nouvelle conscience de l’Eglise sur elle-même et son rôle dans la société. Pour des raisons d’espace, je n’en mentionnerai que quelques-unes.
Le premier est un appel à créer une nouvelle mentalité : d’une expérience unique de Dieu comme Amour à une nouvelle vision de l’Église comme lieu où cet Amour devient visible, inclusif, inconditionnel et miséricorde efficace. Dans une telle Église, on commence à penser “en termes de communauté, à la priorité de la vie de chacun sur l’appropriation des biens par quelques-uns” (Evangelii Gaudium, 188). Une telle attitude conduit nécessairement à “une nouvelle mentalité politique et économique qui aiderait à surmonter la dichotomie absolue entre l’économie et le bien commun social” (Evangelii Gaudium, 205).
La méthodologie proposée par François est “d’initier des processus plutôt que de posséder des espaces” (Evangelii Gaudium, 223) : la vision et le service sont plus importants que l’affirmation de soi et le pouvoir. Par conséquent, la ministérialité (le service de l’Église à l’humanité) n’est rien d’autre que la mise en œuvre de la vision : une Église avec un système ministériel centré non pas sur le pouvoir qui découle d’un rôle (le sacerdoce) mais sur une façon d’être commune (la vocation baptismale) et sur un chemin commun (déterminé par l’imagination prophétique de l’Église).
Le caractère ministériel exige complémentarité et collaboration. Cela s’exprime bien dans le mot synodalité. Voyager ensemble, “synodalité”, est l’autre caractéristique fondamentale de l’Eglise imaginée par François. Les synodes existaient déjà avant François, mais il leur a donné un nouveau pouvoir et un nouveau rôle, faisant d’eux des événements de véritable communion et de discernement ecclésial (Episcopalis Communio, 2018). Certains disent que la synodalité est le véritable changement de paradigme de son pontificat ; elle est sans aucun doute un élément constitutif de l’Église. Elle appelle à la conversion et à la réforme au sein même de l’Église, pour devenir une Église plus attentive à l’écoute. Elle offre également de nouvelles perspectives pour la société dans son ensemble, “le rêve que la redécouverte de la dignité inviolable des peuples et de la fonction d’autorité en tant que service puisse également aider la société civile à se réaliser dans la justice et la fraternité, et ainsi à réaliser un monde plus beau et plus humain pour les générations futures” (François, Discours lors de la cérémonie commémorant le 50ème anniversaire de la création du Synode des évêques, 2015).
L’ouverture au rêve d’une société nouvelle engage non seulement tout baptisé, mais aussi toute personne de bonne volonté qui désire et agit pour la justice, la paix et la sauvegarde de la création. Le partage de cette soif de justice et la reconnaissance de ce que font déjà les militants sociaux ont été le leitmotiv des messages du pape François aux représentants des mouvements populaires lors de leurs rencontres mondiales (2014-2017). Une fois de plus, François a rappelé l’idée de marcher ensemble (synode), en soutenant la lutte des mouvements populaires. C’est l’image d’une Église synodale et ministérielle, au service de l’humanité, qui reconnaît le ministère de nombreuses personnes de religions, de professions, d’idées, de cultures, de pays, de continents différents, et qui respecte la diversité de chacun. François a utilisé l’image du polyèdre (image également utilisée dans Querida Amazonia, 2020) : elle “reflète la confluence de toutes les partialités qui y maintiennent leur originalité. Rien n’est dissous, rien n’est détruit, rien n’est dominé, tout est intégré” (Message aux mouvements populaires, 2014). C’est le même changement initié par Vatican II, d’une structure pyramidale de l’Église à une structure communautaire, dans laquelle chaque richesse est reconnue et appréciée dans sa diversité.
En résumé, l’idée de ministérialité est basée sur une compréhension claire de l’Église et une pratique identifiable dans, pour et avec le monde, caractérisée par le dialogue, l’ouverture et la volonté de reconnaître, d’apprendre et de marcher ensemble avec toute personne de bonne volonté engagée dans la transformation de la société.
P. Stefano Giudici, mccj